Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 A Brignoles (5 et 6 décembre)

Je ne m'étais pas trompé. En arrivant au café Blanc à deux heures du matin, je le trouvai rempli de monde, - des fusils partout. Dans une chambre particulière je vis le citoyen Giraud entouré des chefs des sociétés secrètes donnant des ordres pour convoquer à Brignoles, au point du jour, toutes les forces de la démocratie des environs : on devait à l'aurore expulser les chauves-souris de la municipalité imposée par la préfecture, pour leur substituer des magistrats populaires. Comme je m'étonnais qu'on eut besoin de renforts, le citoyen Giraud me dit que c'était le meilleur moyen d'enseigner aux autres communes comment il fallait s'y prendre pour chasser les réactionnaires. Le citoyen Constant voulait une démonstration sans armes, une révolution pacifique. Appelé à dire mon avis et me rappelant le 13 juin 1849, non seulement j'opinai pour une manifestation armée, mais encore je conseillai d'établir des postes sur toutes les routes pour arrêter ce qui paraîtrait suspect soit entrant ou sortant de la ville. En effet il y avait dix-huit gendarmes qu'on n'avait pas désarmés et qui auraient bien pu profiter d'une démonstration sans armes pour monter à cheval et sabrer la révolution pacifique. Mon avis prévalut. Le tambour battit le rappel, sept à huit cents hommes réunis se mirent en bataille, on détacha les postes, puis on partit.

C'était une affaire d'intérieur qui ne me regardait pas. J'y assistai en curieux. Je vis défiler la municipalité réactionnaire au milieu des huées du peuple. On procéda aux élections. Brignoles paraissait en fête ; les renforts retournèrent chez eux et le reste de la journée fut tranquille. Le soir on doubla les postes. Je fis ma ronde pour voir si tout était en ordre et je fus me coucher sans crainte d'être éveillée en sursaut par les gendarmes.

Le lendemain je reçus une lettre venue du Luc. Cette commune avait fait son mouvement deux jours avant de Brignoles. On m'annonçait au nom de tous le clubs que des forces imposantes étaient réunies pour marcher sur Draguignan et qu'on m'avait choisi à l'unanimité, pour aller prendre le commandement de la démocratie du Var. - Je voulais bien faire mon devoir de citoyen et de soldat, mais je ne me souciais pas d'être chef dans le Var et voici pourquoi : d'abord je ne connaissais pas la langue provençale et il faut parler aux hommes leur langage maternel quand on veut en être bien compris. Je n'appartenais pas aux sociétés secrètes qui présidaient au mouvement, et enfin je craignais d'exciter de petites jalousies ou de froisser de petits amours propres, ce qui aurait infailliblement amené la défiance d'abord et la désorganisation ensuite ; en conséquence je mis la lettre des comités du Luc dans ma poche sans en parler à personne, attendant qu'un chef plus connu que moi fut désigné et prêt à l'aider de tout mon coeur.

M'appercevant même déja que certaines ambitions craignaient que je ne fusse nommé commandant à Brignoles, pour les rassurer, je pris le parti de m'éloigner, pendant les élections militaires, sous prétexte d'aller veiller à la poudrière. Quand les élections furent terminées on me pria de revenir, et Constant me communiqua une lettre de M. Théus, maire de Draguignan, à M. Pastoureau, préfet du Var. Cette lettre avait été saisie à un gendarme qui la portait à Toulon dans sa botte.

Le maire rassurait le préfet sur l'attaque de Draguignan. Il n'avait pas besoin du secours de Toulon ayant huit cents hommes d'infanterie de ligne, cent soixante gendarmes de cavalerie et quatre cents hommes de garde nationale parfaitement décidés à faire le coup de fusil. - Il demandait seulement au préfet de vouloir bien mettre le département en état de siège pour en finir promptement avec la démagogie. - La hyène flairait déjà des cadavres.

Les forces imposantes qu'on m'avait annoncé être au Luc et que j'estimai à environ cinq mille hommes, ne me paraissaient pas suffisantes pour attaquer Draguignan. La veille je m'étais aperçu dans le mouvement de Brignoles que la pluspart des patriotes n'étaient armés que de mauvais fusils de chasse. Quelque fut le courage des hommes du Luc, quelque fut l'habileté de leurs chefs, les mener à Draguignan contre des troupes réglées et barricadées, c'était les conduire à la boucherie. Il n'y avait pas à compter, pour une diversion, sur les patriotes peu nombreux de cette ville ; ils avaient à leur tête trois avocats qui nécessairement ne devaient pas s'entendre et qui d'ailleurs s'étaient déjà cachés.

Mon devoir était de courir pour empêcher que de braves citoyens ne fussent se faire égorger dans cet infâme repaire. Comme je supposais que la poudre devait leur manquer, je priai Constant qui était à peu près sous-préfet, de faire ouvrir la poudrière pour que je pusse amener des munitions au Luc avec une escorte pour ne pas tomber entre les mains des gendarmes qui sillonnaient toutes les routes, et qu'on avait eu à Brignoles la niaise générosité de laisser partir sans même les désarmer. - Constant me promit de me donner de la poudre, je retournai à mon poste et j'attendis vainement pendant quatre heures. - Les nouvelles autorités ne s'occupaient que de leur installation. Perdant patience, je retournai à la mairie et je demandai pour moi au moins un fusil, des balles et de la poudre, résolu de partir seul si je ne trouvais personne qui eut le courage de me suivre. Bientôt des volontaires se présentèrent et avec dix-sept hommes qui me paraissaient parfaitement déterminés, je partis au grand étonnement de tous les Brignolais qui croyaient qu'après avoir chassé leur municipalité réactionnaire, la France était sauvée.

A mon départ de Brignoles le bruit courait cependant qu'une colonne d'infanterie partie de Toulon marchait sur le Luc. Comme il pouvait se faire qu'elle fut arrivée avant nous, car nous apprimes en route que les forces du Luc s'étaient déja portés sur Vidauban, je réunis mes hommes et je leur dis que si nous rencontrions la troupe nous n'avions qu'une chose à faire, s'était de nous jetter sur la gauche dans les bois pour arriver à tout prix à Vidauban, sans nous amuser mêmes à tirailler et que si j'étais tué, ceux qui échapperaient eussent à dire de ma part aux patriotes du Luc que je leur défendais d'aller à Draguignan.

Au tiers de la route plus de la moitié de mes hommes fit halte ; je leur criai d'avancer, ils battirent la retraite. Un ancien spahi qui avait repris son uniforme et qui avait fait tout son possible pour les engager à me suivre, vint nous rejoindre et me dit que ceux qui m'abbandonaient étaient des Brignolais, que leur chef, ancien militaire, avait déterminé à retourner chez eux disant que je les avais trompés en les demandant comme escorte tandis que je les amenais pour les faire battre.

Sur les huit qui restèrent il n'y avait qu'un seul Brignolais ; fier de n'avoir pas fait comme ses concitadins, il me pria d'inscrire son nom pour le conserver à l'histoire dans un article de journal ; ce brave Brignolais s'appelait Louis Chabert.

A la tombée de la nuit nous arrivâmes à Flassans. Toute la population était sous les armes. On attendait Brignoles et les renforts des autres communes de l'arrondissement pour aller rejoindre à Vidauban les patriotes du Luc. - Je priai un des chefs de nous procurer un char-à-banc pour aller plus vite. - Nous soupâmes à la hâte et, comme la voiture n'était pas encore prête, nous partîmes sans l'attendre. Elle nous rejoignit seulement au Luc.

Le Luc était encore au pouvoir des démocrates. Je fus à la mairie où je demandai deux chevaux pour le spahi et pour moi. - Les chevaux furent bientôt prêts. Quelques patriotes du Luc devaient grossir mon escorte ; on attella un nouveau char-à-banc ; on me donna une épée en échange de mon fusil, je montai à cheval et me dérobant aux exhortations de femme en larmes qui me criaient d'aller au secours de leurs pères, de leurs enfans et de leurs maris pour sauver la République, je partis au galop suivi de mon escorte.

En route je me croisai avec un homme à cheval qui cherchait à m'éviter. Le spahi qui était derrière moi lui barra le passage. Il voulut lui parler, mais pour toute réponse le paysan tira un pistolet d'arçon de sa ceinture. Prompt comme l'éclair le spahi le désarma et fit même feu sur lui avec son propre pistolet ; heureusement l'arme rata. Louis Chabert lui tira un coup de fusil qui rata aussi. L'inconnu fuyait à toute bride. Mes hommes voulaient le poursuivre. J'eus toutes les peines du monde à leur faire comprendre que ce devait être un courrier envoyé de Vidauban au Luc qui avait pris le spahi pour un gendarme.

Il était deux heures du matin quand nous arrivâmes à Vidauban. Les sentinelles nous crièrent : Qui vive ! Je fit arrêter les deux voitures et m'avançai seul pour me faire reconnaître.


 

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