Article de Zola sur le livre de Noël Blache, Histoire de l' Insurrection du Var en décembre 1851, paru dans le journal La Tribune, le 29 août 1869

 
CAUSERIE

On a reproché à la démocratie son entêtenent dans la haine. Selon certaines gens, les faits accomplis doivent être pardonnés, après un temps plus ou moins long. Je voudrais bien savoir sur quel calcul ces gens-là basent l'oubli des crises. Faut-il dix ans, faut-il vingt ans, pour qu'une mauvaise action devienne bonne, et à quel signe peut-on reconnaître que le coupable d'hier est l'innocent d'aujourd'hui ? La conscience humaine ne saurait avoir de ces compromis, et quand même une génération serait assez lâche pour oublier une date maudite, l'impartiale Histoire serait là qui crierait à la postérité : " Tel jour, à telle heure, le droit a été violé et la France meurtrie. "

A quoi bon nous prêcher alors l'oubli du 2-Décembre ? La France, dit-on, avait besoin d'un maître, et si le maître, au bout de dix-huit ans, consent à lui rendre un peu de sa liberté, vous n'avez qu'à lui baiser les mains. Et croyez-vous que tout serait fini, si vous parveniez à nous persuader que le droit absolu est une chimère, et que l 'intérêt du pays demande le pardon du parjure et de la violence ? Quand vous nous auriez convertis, qui convertirait nos enfants ? Espérez-vous envoyer, dans les âges futurs, des missionnaires pour prêcher cette religion sinistre ? Chaque génération qui naîtra, apportant avec elle l'éternelle justice native, reprendra le procès et condamnera à son tour. Laissez-nous donc nous indigner en paix, nous qui passerons. Cherchez plutôt à effacer la tache de sang qui souille, à la première page, l'histoire du second Empire. Appelez vos fonctionnaires, appelez vos soldats, et qu'ils s'usent les doigts à vouloir enlever cette tache. Après vous, elle reparaîtra, elle grandira et coulera sur toutes les autres pages.

C'est d'hier que nous commençons à connaître le 2-Décembre, et l'on veut que nous pardonnions aujourd'hui. Je défie, non pas un citoyen, mais simplement un homme quelconque, un étranger, de parcourir sans indignation profonde, les documents qui grossissent peu à peu le sanglant dossier. Pendant que le Sénat délibérait s'il allait ou non desserrer d'un tour les cordes qui nous garrottent, je viens de lire un livre dont je suis tout vibrant encore. C'est en le fermant que je me suis promis d'en parler aux lecteurs de La Tribune, pour leur rappeler quelle effroyable dette on a contractée envers nous, et de quelle façon dérisoire, après dix-huit ans, on offre de nous la payer.

 

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